Le collectif de musiciens réuni par le festival martiniquais Big in Jazz vient de faire paraître Global, un disque qui puise dans le patrimoine antillais pour en faire éclore de nouvelles fleurs. Pari réussi !
On le sait, de cette foutue période pandémique sont nées toutes sortes d’expériences : inventives, heureuses, porteuses d’énergies du désespoir… mais souvent bien trop virtuelles pour rendre à la musique de scène son sang, sa chair et ses os. C’est en se débattant avec les galères et autres jongleries auxquelles font face, depuis deux ans, tous les directeurs de festival que celui du Big in Jazz Collective, festival qu’on ne présente plus à la Martinique, mais qui gagne à être connu aux quatre coins de l’Atlantique, a décidé de réaliser une idée qui le hantait depuis un moment. Thomas Boutant donc, directeur artistique de cet évènement, a voulu réunir un collectif de jazzmen capables d’incarner l’ADN de ce rendez-vous qui met en valeur les racines communes de la biguine et du jazz, fleurs nées d’un même arbre et même, pour certains, noms différents désignant une même musique.
Une génération de talentueux ambassadeurs
Inspirée par le San Francisco Jazz Collective, né du festival de jazz américain, l’idée a redoublé de vigueur dans l’esprit du directeur artistique du Big in Jazz en voyant la série The Eddy sur Netflix, dont des jazzmen sont les héros, et les rôles principaux tenus par de vrais musiciens… qui enregistrèrent un véritable album, disponible sur les plateformes. Jowee Omicil (sax) et Ludovic Louis (trompette) qui s’y sont illustrés font ainsi partie du gang de musiciens que Thomas Boutant a contacté. Quant aux six autres, ils ont tous joué ces dernières années au Big in Jazz Festival dont l’ambition (réalisée) est d’être « le reflet authentique de la création du jazz caribéen d’aujourd’hui, explique Thomas Boutant : certains artistes y présentent même en avant-première leurs albums… ». Et de fait, la liste de ce groupe hors-norme ressemble à un all stars : Ralph Lavital et Yann Négrit aux guitares, Sonny Troupé et Tilo Bertholo aux batteries, Maher Beauroy au piano, Stéphane Castry à la basse… plus les deux compères de la série The Eddy. Tous – comme le directeur artistique du festival – sont dans la fleur de l’âge, à la fois jeunes et très expérimentés, capables de projeter un nouveau regard, sans limites d’horizon, sur un patrimoine qui ne demande qu’à être rendu à la vie.
C’est ainsi que sept jours durant, en août 2020, la bande de joyeux lurons s’est retrouvée dans une vénérable villa de Fort-de-France pour jammer, répéter, arranger, réinterpréter, et sublimer quelques-uns des classiques du patrimoine antillais (de la Martinique à la Guadeloupe en passant par Haïti). L’ordre de mission prévoyait aussi une composition originale, et une reprise d’un morceau né loin des Antilles. Ce sera « Come Together » des Beatles, né sur un coin de table dans une jam-délire improvisée. « On a commencé à jouer sur la table, raconte Jowee Omicil, saxo aussi talentueux qu’enthousiaste, et après on est aller jouer, direct, tout est tombé ça se plaçait tout seul, les sections, tout… ». Réunir une telle collection de pointures relevait pourtant du défi qu’on serait enclin à croire perdu d’avance, tant les individualités sont fortes.
Sonny Troupé, batteur émérite qui a grandi tout autant dans le jazz que dans les tambours ka, avait lui-même quelques doutes : « Dans un coin de la tête, on s’est dit que ça avait des chances de ne pas forcément fonctionner, parce qu’on est tous des leaders, on a tous des idées… c’est comme au foot, ce n’est pas parce que tu as les meilleurs joueurs du monde que tu as la meilleure équipe ! Mais comme on aime tous écouter les autres… ça a marché ». Et c’est exactement ce qui s’est passé. Deux guitares, deux batteurs dans le collectif ? Pas de problèmes : Avec Thilo Bartholo, raconte Sonny « on s’est entendu pour tout, pour créer les rythmes, pour qu’ils s’emboîtent les uns dans les autres, pour laisser la place quand il faut… en fait ça sonnait comme une seule batterie ».
Un projet « global » qui replonge dans l’histoire
Pour se rendre compte de l’ambiance joyeuse et jouissive qui a présidé à ces sept jours de jam, ponctués de rigolades et de sérieuses discussions (dont Jowee Omicil sait mieux que quiconque sonner la fin en invitant tout le monde à jouer pour laisser parler les instruments), rien ne vaut le documentaire réalisé par Marina Jallier. Il suit pas à pas ce travail de création, du premier jour jusqu’au concert final joué devant un public privilégié et diffusé en livestream.
Le documentaire, diffusé (comme le concert) sur Martinique Première (la chaîne publique régionale) quelques mois plus tard, est aussi une extraordinaire introduction à la richesse du patrimoine musical de la région, puisqu’il revient sur l’histoire des morceaux qui composent le répertoire, et présente – avec des témoins avertis – les compositeurs émérites qui leur ont donné la vie.
Connaissiez-vous Alain Jean-Marie ? Eugène Mona ? Ou encore le culte Marius Cultier : un extraordinaire pianiste qui composa le « concerto pour la fleur et l’oiseau » chanté il y a bien longtemps par la toute jeune… Jocelyne Beroard. Le Big in Jazz lui offre une relecture contemporaine, qui s’ouvre en lieu et place du chant sur le son suave et chaud de la trompette de Ludovic Louis. La grande Jocelyne, reine des Kassav, venue l’écouter lors des répétitions, en est repartie totalement émue, tout comme Marie-José Alie dont le groupe a repris la célèbre chanson « Tomaline ». « C’était émouvant de les voir en chair et en os », dit Jowee, et Sony de compléter : « j’ai ressenti de la fierté aussi dans leurs yeux, comment ils recevaient le truc, et s’ils sont fiers de notre travail, ça nous fait quelque chose… ». Marie José Alie d’ailleurs n’aura pas manqué de leur conseiller d’enregistrer un disque. À vrai dire, Thomas Boutant et son frère Manu avaient déjà toute la suite dans les idées : le concert, le documentaire, et bien sûr le disque, enregistré quelques mois plus tard, début 2021, en région parisienne.
En somme, le Big in Jazz était dès le départ pensé comme un projet « global ». Un mot qu’affectionne le truculent Jowee, amateur de concepts qui sonnent comme des punchlines, et qui donne son nom à cet album paru le 23 juillet comme au morceau qui l’ouvre, composition originale des huit musiciens. Il résume bien la philosophie, l’énergie et le son de ce disque très réussi, « qui sonne comme personne, mais qui sonne comme nous huit » rappelle Sonny, qui dit bien la manière dont les égos ont su s’effacer au profit du collectif.
L’un et le multiple
Et de fait, on ressent à l’écoute l’immense plaisir qu’ont eu les musiciens à se fondre dans ce répertoire auquel ils ont donné de nouvelles couleurs, passant du funk au reggae, du rock aux rythmes caribéens, flirtant toujours avec la danse et faisant scintiller leurs différences et leurs accents dans une magnifique et profonde unité. Comme si l’on pouvait passer d’une île à l’autre sans effort, porté par le même air et les mêmes vibrations, en nageant avec aisance et bonheur dans le grand bain de sons de la mer des Caraïbes. Rien d’étonnant pour le sax et le batteur rencontrés à Paris fin juillet : « c’est juste que c’est la même souche, la même histoire, à quelques heures de bateau près, explique Sonny. Quand le bateau arrive, il dépose les gens là, puis continue un peu plus loin. Ça donne des différences, mais pas si fondamentales que ça. J’adore mes différences, mais je suis aussi conscient qu’il y a des tas de choses qui me rapprochent de mes frères. Après c’est la différence qui fait que tu partages : si on est tous pareil, on ne va aucunement s’enrichir ». On ne saurait mieux condenser l’esprit de ce disque, du festival, et même de la biguine et du jazz.